Ecosse, Hébrides... Chaque matin, depuis que je suis arrivée ici, c'est le même rituel qui revient. Je me lève avant le jour pour écrire. Je me glisse hors du lit comme un fantôme, tandis que mon bien-aimé dort encore, je vais dans le petit salon de la maison que nous louons et, dans l'obscurité, j'allume une bougie que j'ai posée contre la fenêtre. Une bougie pour dire aux créatures du dehors que je suis réveillée et que j'ai faim de leur chanson. Je ne mange rien d'autre que ceci : les sifflements de serpent du vent contre les murs de la minuscule maison, les averses de pluie comme des cailloux jetés aux vitres, le corps pâle et mouvant de la mer, la lande accroupie tout autour, prête à bondir. Et la nuit, où tout prend naissance. Je mange, encore et encore la nuit râpeuse et féroce des Hautes Terres d'Ecosse. Je bois quelques gorgées d'eau, l'eau d'ici lentement imbibée de l'énergie de la tourbière. Elle aussi est créature du dehors et a une chanson à partager. C'est important d'avoir conscience de l'eau qui nous traverse, du goût de cette rivière qui coule là, au creux de nous. L'eau d'ici est bonne. Elle fait glisser mes mots comme du miel sous mes doigts. Elle a fait venir le texte que je partage aujourd'hui avec vous...
Certains pour trouver le sommeil
comptent dans l'obscurité angoissante
les moutons qui vont en silence
sur les plafonds éteints des chambres.
Je compte dans le petit matin qui
refuse de naître. Je compte
les phoques couchés sur la baie blême.
Je compte tandis que
la nuit collante gémit
en se détachant des îlots de pierre noire.
Un, deux, trois, quatre
Treize, dix-huit, sept...
Êtes-vous là ?
Avez-vous échappé aux gueules
des heures frileuses et faméliques ?
Je ne les vois jamais venir, ils semblent
attendre depuis toujours, mêlés
à la roche ancienne, à
l'ancienne marée. Ils sont
de la lune elle-même et luisent
lentement dans l'aurore noyée.
Je compte avec concentration. Ceci
est une affaire sérieuse, une histoire
vitale. Et,
lorsque j'ai tout noté
dans mon carnet trop maigre
le héron passe,
gris sur l'aube de cendre,
son cri grinçant comme
un livre rouillé qu'on referme.
Le compte est bon, dit-il.
Le jour peut commencer.
J'ai appelé cette page dans mon carnet « Comptes de la Selkie ». Il y a une vieille histoire écossaise qui commence ainsi, avec une femme qui compte. Sur la place d'un petit village semblable à mille autres villages, elle se tient avec son carnet lors du marché aux poissons et elle compte. Personne ne l'a jamais vue là auparavant, cette fille silencieuse et discrète, qui regarde, qui écrit. Qui n'achète rien. Personne ne la connaît. Peut-être bien même que personne ne la voit. Et, lorsque le marché est terminé et que chacun repart avec des caisses vides ou du poisson frais, elle est toujours là, la femme qui compte. Debout, immobile. Dans le conte, il y a aussi un jeune pêcheur. Lui, il a remarqué la femme avec son carnet. Il a remarqué certainement aussi son joli visage rond et ses longs cheveux soyeux, et il va vers elle. Il lui demande ce qu'elle fait là. « Est-ce que tu achètes ou est-ce que tu vends ? » Et comme elle lui répond qu'elle n'est là ni pour acheter ni pour vendre, mais qu'elle compte le poisson, il devient curieux, le pêcheur, il lui pose d'autres questions. Beaucoup d'autres questions... Toutes les questions du monde, dit le conte. Mais dans ses réponses la jeune-fille au carnet revient toujours aux poissons. « Je suis ici simplement pour vérifier tout le poisson que les gens pêchent et combien ils en sortent de la mer. » La vieille histoire n'en dit pas plus sur le mystérieux comptage. L'amour ensuite vient s'en mêler, puis l'appel de la mer. Et aussi l'âme humaine tissée de lumière et de nuit.
C'est un conte qui a fait son nid dans mon cœur. Il a creusé au fil des ans un terrier profond, et je le sens qui gratte régulièrement, fore de nouvelles galeries en chantant. Sa voix a le goût salé et changeant du vent marin. Je le sens qui compte. Je sens la vibration du stylo de la jeune-fille contre le papier du carnet. A quoi ressemble son écriture ? Quels signes mystérieux sont tracés-là ? Ce n'est pas un livre de comptes comme les autres, le voyez-vous aussi ? Pouvez-vous saisir le parfum du carnet ? Et la texture de la couverture, usée par des siècles de comptage ?
De quoi est faite la couverture ? L'histoire ne le dit pas. J'aime cela dans les vieilles histoires... Tout ce qui n'est pas dit... Tout ce qui s'installe en nous sous la capuche des mots. Quand les vieilles histoires s'installent au creux de moi, je deviens une maison hantée où les portes claquent sans vent, où les couloirs murmurent sans pas sur les parquets.
Je n'aime pas étudier les contes d'une manière rationnelle, c'est le meilleur moyen de leur voler leur magie. Je préfère les sentir plutôt que les comprendre, les renifler encore et encore, me relier à eux physiquement. En entourant autour de mon poignet le fil de laine rouge que le Loup noue à la taille d'un Petit Chaperon Rouge vieux de milliers d'années. En dansant sous les étoiles avec la Femme Renard. En comptant les phoques d'une baie oubliée d'Ecosse, tandis que les marées montent et descendent. Je me tiens en silence. Je n'ai rien à vendre et rien à acheter. Mon compte est un rituel, le devoir sacré que la baie a remis cérémonieusement entre mes mains ce premier matin où je me suis levée avant l'aurore. Mon compte est une conversation avec la mer et ses créatures sauvages. Je compte lentement et à haute voix, au moment où le jour vient, au moment où le jour part. Je compte au souffle des marées, comme une prière, comme une chanson d'amour... Car l'amour vient toujours s'en mêler...
Je compte « Un... deux... trois... quatre... » tandis que mes yeux se posent sur chaque forme luisante et mouchetée, sur chaque demie lune enflée venue s'échouer sur la roche noire. Mes yeux vont lentement, effleurant les fronts doux et les nageoires endormies, enveloppant chaque phoque avec une infinie tendresse. Quand notre regard a-t-il cessé d'être une caresse, dites-moi ? A quel moment nous sommes-nous mis à compter avec cette indifférence brutale qui blesse et anéantit les autres vivants ? Au bout de combien de regards vides sont-ils devenus pour nous les « machines perfectionnées » évoqués par Descartes ? « Le compte est bon » crie le héron de mes aurores recueillies. Il me rappelle que nos comptes modernes ne sont pas bons. Pas bons du tout.
Alors chaque jour je note avec application le nombre de phoques dans mon carnet. Je regarde et je note, face à la baie vivante, dans la vivante nuit. Je tiens les comptes de la jeune-fille de mon histoire. Elle me l'a soufflé un matin à l'aurore, tandis que les brumes de la nuit lente s'arrachaient à l'étreinte poilue de la lande, et que les huitriers appelaient férocement le jour. Elle a déposé son vieux carnet usé sur un rocher couvert d'algues noires et glissantes. Elle a ôté sa robe et enfilé sa peau de phoque soyeuse avant de plonger dans la mer. Elle s'est éloignée souplement sous l'eau, puis a fait quelques bonds d'argent sous les derniers rayons de lune. Le carnet abandonné brillait sur le rivage. Avant que la marée montante ne le prenne, je suis descendue à la baie. « Peux-tu compter mes sœurs pour moi ? » avait écrit la jeune-fille sur la dernière page. Une écriture ronde et mouillée... Ancienne et sage...
Depuis, je me tiens silencieuse et discrète au bord de la baie mouvante.
Depuis, je regarde et j'écris.
Je tiens les comptes de la Selkie.