Je partage avec vous un texte écrit il y a quelques jours, à la lisière des mondes. Un texte imbibé de la magie de l’océan tout autant que des égarements de la modernité. Je crois que là est ma chanson, à cette place qui ne rejette ni l’enchantement ni les désastres.
Je suis encore dans mon van, en Finistère Nord. Matt m’a rejointe il y a une semaine, cela va faire 3 semaines que je suis plantée ici, dans cette baie soyeuse et envoûtante. J’écris tous les jours, sur la lande, la plage, la dune… Et tous les jours, comme je le fais depuis plusieurs mois, j’offre mes pieds nus à la mer. De temps en temps j’allume mon téléphone et je reçois l’ouragan en pleine tête, la déferlante des mauvaises nouvelles: le monde de l’autre côté de la baie. Je danse avec cela, et j’espère que vous aurez envie de danser avec moi… Bonne lecture.
LES DANSEURS AUX PIEDS NUS
Après avoir lu les nouvelles du monde, je suis allée pleurer sous les Saules. C'est un lieu doux et accueillant pour les tristes informations. A l'abri du vent, parmi les troncs qui poussent dans l'eau noire et immobile du ruisseau. Les vieilles branches grincent au-dessus. Et ce vert tout autour. Un édredon de vert. Je suis allée pleurer sous les Saules. Ils savent comment mener le chagrin, le faire lentement voyager au rythme de l'eau. Ma peine se mêle à leurs graines blanches et cotonneuses, flocons de neige glissés sans bruit sur la nuit lisse du ruisseau. Les saules... ils conduisent les promesses tout autant que le désespoir.
Une pie vient se poser juste au-dessus. « One for sorrow » dit la comptine : une pour la tristesse. Une larme tombe, salée dans l'onde douce. Les arbres craquent. Craque mon cœur en fissures plaintives.
Une deuxième pie rejoint la première : « Two for joy » dit ensuite la comptine : deux pour la joie. Je souris. Ne jamais retenir les sourires. Les laisser nager parmi les pierres de deuil au fond de la rivière.
« Pourquoi pleures-tu ? », demande une grand-mère Saule.
Pour ces orques mâles qui nagent au large de l'Ecosse, les deux dernières orques de là-haut. Pour toutes les autres qui sont mortes. Pour le plastique qui éteint leur sang marée après marée. La sur-pêche qui les fait dépérir de soif. Pour les 80 000 euros volés aux associations environnementales. Pour le taré qui a rampé jusqu'à la tête perdue des Etats-Unis. Pour tous les autres tarés en costume et chaussures pointues.
La Grand-Mère opine des branches. « Pleure encore si tu veux ». L'eau noire tremble. Le vent en longs sanglots d’argent...
Un lapin sur l'autre rive quitte son terrier. Ses gros yeux ont la couleur simple du ruisseau. Il fouille la litière de feuilles mortes tandis que clignote sa queue d'étoile. Sur le sentier derrière moi, une grosse dame passe avec son chien minuscule et son maigre mari. Elle agite ses bras blancs comme si c'étaient des ailes et court.
«Pourquoi ris-tu ? », demande Grand-Mère Saule.
Pour les lapins qui font tourner des voies lactées joyeuses sur la lande. Pour la femme aux grasses ailes de cygne. Elle vient de me remarquer, assise presque invisible à la lisière de l'eau, avec mon carnet attentif. Et elle est toute gênée d'avoir volé devant moi. Je lui dis : c'était magnifique, merci ! Moi aussi je bats des ailes parfois. Moi aussi je danse.
Je repense à eux, ces « danseurs aux pieds nus » dont parlaient les nouvelles. Fustigés et dénigrés par un taré aux chaussures pointues. Il ne faut pas se fier à ces chaussures-là qui ont l'air si sérieuses. Elles construisent des ports étincelants et “propres” dont les fondations sont faites d'ossements sauvages. Les danseurs avaient écrit une lettre. Une lettre pour une rivière vivante comme celle-ci où je suis venue pleurer. Pour une zone humide comme celle-ci où le héron aime pêcher. Une lettre pour rappeler qu'avant les ports il y a des maisons et leurs habitants: les castors, les loutres, les libellules, les grenouilles. Des maisons précieuses et anciennes et joyeuses. Ne détruisez pas ceux-là, disaient les danseurs aux pieds nus. Venez plutôt vous asseoir sur les rives incultes et écouter leur pas...
Je souris un peu plus, à travers ma tristesse. Je suis une danseuse aux pieds nus. On ne pourrait pas m'offrir de plus beau compliment que ce nom-là. Je danse dans l'herbe du matin parmi les pâquerettes. Le troglodyte mignon bat la cadence, je danse. Je danse dans le bleu sage et transparent de la baie. Elle a la couleur des yeux de mes grands-mères. Je danse pour elles un peu. Et beaucoup pour les nuages et les oies sauvages. Pour les dernières orques d'Ecosse qui passent loin, très loin au large, leurs ailerons courbés comme des demies-lunes noires. Je danse avec les marées, la très basse, la très haute, l'infiniment grondante, la presque silencieuse, je danse avec l'alouette joyeuse de l'aurore, celle-ci qui chante sans jamais se lasser, sa crête farouche délicieusement soulevée dans la brise rose orangée, mes cheveux dans le vent salé, inlassablement je danse, je danse comme une mémoire pour tous ceux que les tarés oublient et ensevelissent sous la pointe de leurs chaussures lisses, je grave avec mes pieds nus des noms dans la terre sableuse d'ici : tarier pâtre, courlis, linotte, busard des roseaux, traquet-moteux, anguille, saumon, pipit farlouse, cachalot, orque, hirondelle de rivage, et d'autres, tant d'autres, des milliers de noms.
Je danse pour Grand-Mère Saule qui danse avec moi, ses vieux pieds rugueux dans l'eau sombre du ruisseau. « Souris encore si tu veux », jette-elle entre deux petits sauts. Et j'éclate de rire. Je pensais venir pleurer sous les Saules, me voici gaie comme un pinson.
Je replie mon carnet et me lève. Il y a un trou dans ma tennis gauche, juste là au niveau du gros orteil, ça ne plairait pas au voleur en costume qui a pris les 80 000 euros et les écrase du bout de sa chaussure brillante.
Les écrase tandis que je prends toutes les larmes et tous les noms silencieux qui coulent des poches sanglantes des costumes oui tous je les ramasse et les serre très tendrement contre mon cœur de désespoir et de rires mon cœur de trous et d'étoiles et j'invite tous les danseurs aux pieds nus à venir battre des ailes avec moi dans le bleu de la mer le bleu innocent de la mer qui verse son éternelle comptine par-dessus les tarés du monde.
Comme la solitude semble lourde à porter, si lourde qu'il n'y a qu'en compagnie du vivant en danger qu'on trouve un réconfort, être du côté des "perdants annoncés", de ce qui palpite encore et que les chaussures pointues veulent annéantir...
Quand j'ai fini de lire tes mots Sandrine, il y a une chanson de Gaël Faye qui m'est venue, comme un chant de résistance ( paroles de Mme Taubira), des paroles source de force au sein du cirque désespérant du monde, en voici un extrait, comme un sortilège lancé sur les pointes des chaussures vernies et les envoyer au diable"
"..Vous finirez seuls et vaincus, grands éructants rudimentaires
Insouciants face à nos errances sur la rude écale de la terre
Indifférents aux pulsations qui lâchent laisse à l'espérance
Vous finirez seuls et vaincus car longue, longue est la mémoire
Des pieds, des peaux, des au revoirs et de ces temps itinérants
Où devisant et divisant vous créez un monde en noir et blanc
Vous finirez seuls et vaincus, vos cris, vos cors et vos crédos
Αutorité en toc et broc ne sauront vous sauver de rien
L'éclat de nos vies entêtées éblouira vos en-dedans
Et vos enfants joyeux et vifs feront rondes et farandoles
Avec nos enfants et leurs chants et s'aimant sans y prendre garde
Vous puniront en vous offrant des petits-enfants chatoyants
Vous finirez seuls et vaincus, car invincible est notre ardeur
Et si ardent notre présent, incandescent notre avenir
Grâce à la tendresse qui survit à c'passé simple et composé"
Marcher pieds nus aide à mieux ressentir le sauvage, le sensible du monde, tu as raison. Par la feuille fine de la peau on s'imbibe de vie, tout remonte avec puissance aux sens, je l'ai senti à l'eau froide de ma reculée. Ces messieurs aux chaussures vernies s'isolent de nous et ne connaissent rien du monde, ils sont le bitume qui avance sur la terre, nous serons les pousses qui feront craquer le désert aride, tous épris de vie. Ton texte est beau, il respire l'eau salée de l'océan...