Ce matin je suis assise sous le cognassier du jardin. J'offre mes mots aux vivants d'ici, les grillons et la mouche syrphe, la corneille que je reconnais à son vol froissé quand elle glisse au-dessus de ma tête, les innombrables papillons versés sur moi comme des copeaux d'arc-en-ciel, les coings qui grossissent lentement sous leur manteau de velours, la demie-lune fondue dans le bleu déjà brûlant du ciel...
Puis je les entends arriver. Celles-ci que j'attendais. Mon cœur s'emballe à leurs «titututu» enfilés en échos sur les guirlandes vertes du grand frêne. C'est là qu’elles aiment venir se poser en premier. Les mésanges bleues. CES mésanges bleues. Celles-ci qui partagent avec moi le même petit bout de terre inculte et enchantée. Celles-ci qui viennent chaque jour boire à l'eau de la mare. J'ai évoqué dans mon dernier post leur mère et son bain de reine. Vous pouvez le retrouver ici :
https://conversationssauvages.substack.com/p/les-ailes-de-la-mesange-et-celles
La reine est revenue quelques jours après avec toute sa famille. Deux parents, et quatre petits encore duveteux. Ils n'ont pas encore sur leur plumage le bleu vif des adultes, ni leur tête blanche. Ils sont tout enrobés de gris protecteur qui les camoufle des nombreux prédateurs, et leur ventre est d'un jaune doux, un jaune de lune voilée, d'aurore timide, d'amour pas encore avoué. Je reconnais leur chant d'enfance feutrée : il est moins net et moins puissant que celui de leurs parents qui les accompagnent.
Je crois bien que j'ai assisté à leur premier bain. La mère se tenait dans le frêne, à une bonne hauteur qui lui donnait une vue d'ensemble sur le jardin. Elle surveillait. Les petits sont arrivés dans le saule et c'était comme si l'arbre se réveillait d'un long sommeil. Il s'est mis à frissonner mon saule, à sautiller sous les chatouilles des petites mésanges. Je sautillais aussi sous mon cognassier, d'une fesse à l'autre, d'un battement de cœur à l'autre, tandis que l'eau noire de la mare attendait, silencieuse et douce. Les petits se répondaient sans cesse, titututu, titututu, je suis là et toi où es-tu ?
- Moi je suis ici, regarde, je me suspends par les pattes à cette branche, la tête à l'envers, c'est drôle !
- Et moi je descends d'une branche à l'autre, titututu, je rebondis comme sur un trampoline, regarde !
- Et moi je me perche sur la tige de jonc qui se courbe en toboggan et me dépose sur une feuille de nénuphar, titututu.
- Attends, attends! on arrive, titututu, titututu, titututu.
Bien sûr ils m'ont vue. J'ai quitté l'ombre du cognassier pour vérifier que mes chats étaient bien à l'intérieur. Il en manquait un. Diurach, mon chat aventurier qui part régulièrement en van avec moi. Celui-ci ne me ramène jamais d'oiseaux, je suis rassurée. Je retourne sous mon arbre. Les petites mésanges hésitent, descendent puis remontent, picorent quelques insectes et reviennent à l'eau attentive. La goûtent d'un coup de bec furtif. Leurs allers et venues durent longtemps. J'ai tellement à faire aujourd'hui. Je pense aux dernières relectures de mon livre sur la forêt, aux images sur lesquelles je dois revenir, aux notes à compléter. Puis je ne pense plus. Un petit vient de se poser sur une tige de jonc à moitié immergée et il commence à plonger sa tête dans la mare, à éclabousser le matin, à secouer ses ailes enchantées. Les miennes me soufflent : prends ton temps. Baigne ton coeur avec ceux-là. Tout le reste peut attendre. Tout le reste doit attendre.
Un enfant de plumes se baigne dans ma mare ! Son frère moins téméraire attend à côté sans oser y aller. Deux autres, plus haut dans l'arbre, posent sans cesse des questions, titututu, est-ce dangereux en bas ? Titututu, comment est l'eau ?
« Délicieuse », répond l'audacieux en s'envolant. Les fées tout autour se penchent, leurs capes d’été soulèvent des parfums sucrés, leurs rires de vent se frottent aux plumes douces.
Et puis soudain, le cri d'alerte d'un des parents, et le saule explose, jetant des oiseaux effarouchés aux quatre directions. Que s'est-il passé ? Titututu, les conversations reprennent, plus lointaines et vigilantes, à l'abri du frêne. Les fées se sont levées, je guette avec elles. Et je vois arriver mon Diurach, lent et ensommeillé, qui devait dormir dans la haie. Il miaule à ma rencontre et je lui réponds en miaulant moi aussi. Nous avons ensemble une étrange conversation, différente du titututu des mésanges, mais remplie de la même tendresse.
- Je vais te mettre avec les autres à l'intérieur mon cœur. Tu as effrayé les mésanges.
- Ah, je ne savais pas. Je voulais juste un câlin.
- Le voici, prenons ce temps-là aussi. Et si ça te va, je te laisserai ressortir lorsque le bain sera fini.
Il ronronne dans mes bras, mon compagnon d'aventures, ça doit lui aller... Lorsque celui-ci est rentré je retourne sous mon cognassier.
Les mésanges ne sont pas longues à revenir. Ont-elles compris que j'avais éloigné mon chat pour elles ? Savent-elles que je suis leur amie ? En rentrant le chat, j'en ai profité pour prendre mon matériel photo. Les petites mésanges se fichent certainement que j'immortalise leur premier bain. Mais moi j'ai besoin de me souvenir pour plus tard, lorsque mes ailes auront été à nouveau piégées à la glue du monde moderne. Me souvenir de l'enchantement et de la beauté qui sont toujours en train de se baigner quelque part. M'envelopper avec des mots et quelques photos pour réparer mon cœur brisé et mes plumes arrachées. Et pour aider d'autres humains à guérir aussi. Peut-être vous, qui lisez ces mots ?
Sentez-vous comme vous aussi vous recevez la bénédiction des petites mésanges ? Sentez-vous la douceur du vent et la fraîcheur de l'eau éclaboussée ? Les titututu joyeux et légers ? L'odeur profonde et mystérieuse de la mare ? Sentez-vous comme c'est bon ?
Cela n'empêchera pas les malheurs d'arriver, je le sais. Et au moment-même où je partage avec vous ces moments enchantés je sens mon cœur serré à l'idée de perdre les petits êtres auxquels je me suis attachée. Bien entendu, je me suis attachée. Chaque jour, depuis le premier bain de mes petites mésanges, je les guette et j'écoute leurs conversations. Chaque jour je verse une nouvelle larme attendrie à leurs jeux dans les airs et dans l'eau. Chaque jour je tisse un peu plus les liens. Je leur laisse de plus en plus de place dans mon cœur et dans mon temps. Lorsque j'apprends quelque chose de nouveau sur elles, c'est un autre fil qui me relie à leur toile vivante. Ces mésanges-là qui habitent avec moi le jardin, elles rendent mon cœur plus chaud. Plus sensible. Tellement plus heureux. Et aussi plus fragile.
Les boudhistes parfois parlent du non-attachement. J'ai fait de nombreuses retraites boudhistes mais je n'ai jamais pu m'habituer à cette pratique-là. Je m'attache, encore et encore. Non pas par inattention. Mais par choix. Par décision pleinement assumée. Par courage aussi peut-être… J'ai perdu des êtres chers, humains et non humains, j'ai vu des lieux aimés se faire ravager par la voracité des hommes ou leur ignorance. J'ai pleuré sur des arbres coupés, des espèces disparues, des animaux abattus, des rivières saccagées. Oh oui j'ai pleuré : de deuil, de détresse, de colère, du manque insupportable de ceux qui ne sont plus là. Et qu'y avait-il derrière ma tristesse, mon désespoir, ma rage ? L'amour. L'amour. L'amour. L'enchantement des moments partagés avec ces créatures-là, ces lieux-là. Les liens intimes et profonds créés au fil des jours, au fil des années parfois. Alors oui je m'attache. Oui je suis submergée d'émotions lorsque le deuil arrive. C'est le prix à payer pour le reste. C'est le dos troué de l'émerveillement. Un miracle d'un côté, une déchirure de l'autre.
Chaque matin, tandis que je guette mes petites mésanges, je laisse aussi de la place à mon inquiétude. Un petit peu de place. Juste ce qu’il faut pour me rappeler combien je suis en amour. Je compte les enfants de plumes. Elles sont quatre jeunes mésanges à venir se baigner dans la mare. Je surveille attentivement mes chats qui ont des heures de sortie très strictes entre mai et août, afin de laisser aux libellules le temps d'ouvrir leurs premières ailes et aux oiseaux celui de boire et se baigner. Depuis quelques jours, les parents mésanges ne sont plus avec les petits et viennent prendre leur bain à part. Lorsque la bande des jeunes arrivent, ils descendent rapidement à l'eau, il n'y a plus les hésitations du départ, mais leurs titututu sont toujours aussi présents et joyeux. Je regarde et j'écoute, encore et encore. J’observe comment ils changent jour après jour. Je les laisse m'apprendre leur monde et je reviens changée vers le mien. L'attachement fait cela aussi, quand on ose aller vers lui : il nous change profondément.
Je sais que l'espérance de vie de mes jeunes amies n'est pas énorme. Que d'innombrables menaces attendent autour d'elles. Qu'il va leur falloir traverser la canicule de l'été puis l'hiver rude de cette montagne. Eviter le chemin du renard et celui de l'épervier. Apprendre à danser avec les chats du quartier. Trouver de quoi se nourrir alors que le nombre d'insectes s'effondre un peu plus chaque année. Oui, tellement de menaces grondent au-delà de la mare tranquille. Mais je continue d'accrocher ma joie aux ailes fragiles des mésanges tandis qu'elles dansent, légères, avec les branches gracieuses du saule et les dangers de leur vie. Je continue de tisser ces liens qui enchantent mon cœur et qui peut-être bientôt le feront saigner. Et c'est justement pour cela que la vie est si belle.
Mes amis sauvages, en ce presque solstice d'été, j'ai envie de vous inviter à cela : prenons le risque d'aimer et embrassons la douleur qui va avec. Laissons-nous enchanter par la beauté du monde sans jamais cesser de regarder ses blessures bien en face. Attachons-nous encore et encore à ce qui appelle notre entière présence, sans craindre la perte qui viendra tôt ou tard. Gardons notre cœur chaud et émerveillé. Nos ailes vivantes et libres au milieu des dangers.
There is freedom waiting for you, on the breezes of the sky. And you ask, “What if I fall?” Oh, but my darling, “What if you fly?” Erin Anson
La liberté t'attend sur les brises du ciel. Tu demandes : « Et si je tombais ? » Ho, mais mon ami, « Et si tu volais ? » Erin Anson
Toutes les images partagées sur ce compte Conversations Sauvages sont les miennes ou celles de mon compagnon Matt. Pas d’IA ici, pas d’artifice, juste la créativité vivante et la joie de la partager.
Merci à nouveau pour cette belle histoire. Ton vécu montre qu'avec un peu d'attention on peut s'attacher à des créatures, aussi petites et fragiles soient-elles... Nous avons encore en chacun de nous cette part d'amour à partager pour le vivant, puissions nous chacun et chacune faire notre petite part dans ce sens.